Il est des êtres qui éclairent le chemin. Leurs regards, leurs paroles, leurs vies mêmes sont des phares qui pointent vers la "haute" mer.
Un jour, après une longue absence, je suis allée écouter de nouveau Noutte Genton-Sunier, Mâ comme on l'appelle, à Paris. A la fin de la conférence, je me suis glissée dans ses bras, cherchant désespérément quelques mots. "Il n 'y a rien à dire. Il n'y a que l'amour" a-t-elle chuchoté.
L'amour de Mâ était là, présent, intact. Il avait suivi mes voyages et, de son silence, éclairé mes nuits. Le feu de cet amour infini, inconditionnel, embrase notre propre cœur.
Mâ avait vingt-cinq ans lorsque, devant la souffrance humaine, elle se disait : "Il faut semer. Plus tard, je sèmerai. "Et son cœur entendit et se mit en marche. L'Inde et la tradition chrétienne viennent à elle, forgeant dans son âme la compréhension, le discernement, la persévérance et la confiance dans ce pas à vas vers Dieu.
"Invisible tu es venu, et de ta main tu as écarté l'erreur."
Le chemin spirituel de Ma s'est fait ait sein de sa famille, au milieu même de ses activités quotidiennes d'épouse et de mère. C'est en ce sens que Mâ est proche de nous et que sa vie nous est un souffle qui donne élan et courage.
Mâ a bien voulu nous livrer les étapes de ce cheminement. Puissent ces pages intensifier notre désir de Vérité.
"La seule aide efficace qu'on puisse apporter aux hommes est sa propre sanctification. La moisson appartient à Dieu. Elle est en nous le règne absolu de sa souveraineté."
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Notes biographiques
L'Enfance
MA est née à La Haye, en Hollande, le 19 mars 1918, dans une très belle et large avenue à double rangée d'arbres au bord d'un canal : le Laan van Meedervoord, très longue et bordée de chaque côté de jolies maisons construites en briques rouges, comptant chacune trois étages et un pignon, et cachant derrière elles un jardinet charmant. Son père, un Suisse d'origine française, était professeur de langue et de littérature française au Gymnase classique de La Haye et président des commissions d 'examens à l'Université. Poète à ses heures, il avait composé pour sa fille encore très jeune une chanson dont le refrain disait :
" Petite Noutte aux yeux fervents, Blonde mignonne au cœur content. "
Noutte était un nom qu'il avait trouvé dans de vieux poèmes bretons, où la fée Noutte parcourait les landes, favorable aux amours des pastoureaux. Il le donna à sa fille.
En Egypte, la déesse Noutte est l'épouse du grand dieu Râm-Tum et mère d'Osiris.
Sa mère descendait d'une double famille de pionniers missionnaires en Insulinde qui durant près de deux siècles se sont consacrés, non pas à convenir les Javanais mais à leur faire connaitre leur propre foi, très simplement. Son grand-père se fit aussi architecte pour bâtir des églises, médecin et même chirurgien pour soigner, guérir, aider à vivre. Son grand-oncle traduisit une grande partie de la Bible dans la tangue des Toradjas et affirmait : " Respect pour ta spiritualité de ces gens là "
A l'heure actuelle, Melle Sophie Kruyt, toujours en Insulinde devenue la République indonésienne, après avoir travaillé comme médecin derrière les lignes de feu de la dernière guerre puis aidé le pays à se remettre des désastres, représente l'Eglise de là-bas dans le mouvement œcuménique dont elle a été Présidente assez longtemps.
A l'âge de trois ans, Mâ quitte la Hollande avec son frère ainé et ses parents pour aller vivre à La Neuveville, dans le Jura bernois d'alors, ville natale de son père, dont la santé avait été gravement atteinte par une attaque. Car il était âgé déjà de soixante-trois ans.
Trois ans plus tard, Lausanne, dans le Canton de Vaud, en Suisse, fut choisie comme ville scolaire par les parents, dont la vie matérielle était devenue difficile.
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L’Adolescence :
C'est donc à Lausanne que Mâ fit ses études, aboutissant au gymnase de jeunes filles dans la section du baccalauréat latin-grec, obtenu en 1940, après les premiers diplômes de musique, dont les études étaient menées conjointement. Professeur de piano et de chant en 1938, Mâ recevait son prix de virtuosité de chant en 1941, au Conservatoire de La Chaux-de-Fonds dirigé par Charles Falier, éminent organiste de la cathédrale de Lausanne et chef de chœur et d'orchestre.
Cette école de musique remarquable et d'un idéal vaste, élevé, recevait chaque mois un artiste renommé de Paris, tel que le violoncelliste André Lévy, qui supervisait les cours. Le grand pianiste et compositeur bâlois Ernst Lévy s'occupait des élèves de la classe de piano. Et Adrien Froment, de Paris, y enseignait admirablement l'art de la diction et de la pose de la voix chantée. Mâ possédait une voix de soprano lyrique étendue et chaude et, pour les concerts qu'elle a donnés dans diverses églises et cathédrales, comme dans les salles de concerts, son répertoire s'étendait de Vivaldi, Pergolèse, Bach, Haendel et Mozart à Beethoven, Schubert, Schumann, Wolf, Malher et beaucoup à Debussy, Gabriel Fauré, Chausson et d'autres modernes.
En 1938, elle venait d'avoir vingt ans et de perdre son père. lorsqu'elle rencontra Jean Herbert, le traducteur de Swâmi Vivekânanda, Shrî Râmakrishna et Shrî Aurobindo en français ; elle rentrait d'Italie, où elle avait passé l'été dans une famille, afin de parler l'italien et de mieux le connaitre, tout en s'occupant des trois enfants. Seuls dans un compartiment, ils parlèrent, échangèrent leurs adresses. Jean Herbert promit d'envoyer des livres auxquels il travaillait. Ce qu'il fit, commençant par une très belle étude de Rabindranath Tagore : Sâdhanâ.
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En 1939, c'était cependant la guerre, mondiale et dévastatrice pour la seconde fois, et la famille de Hollande vivait terrée dans des caves, dépossédée de ses biens, ou en camps de concentration en Allemagne. Celle de l'lnsulinde était déportée au Japon. Un cousin qui en est revenu a dit ces mots lourds de sens : « Normalement, nous aurions tous dû être morts. Ceux qui ont tenu, ne l'ont pu que par l'Esprit. » Il fallait vivre. Et la mère de Mâ, veuve depuis 1938, ne recevait plus de pension de Hollande, les relations entre les deux pays étant coupées. Mâ donnait des leçons de musique, composait des poèmes pour la Radio, où il en fallait un nouveau chaque semaine pour une émission consacrée à aider les innombrables orphelins des pays en combat. Elle écrivait des articles musicaux pour les périodiques, traduisait des textes allemands en français pour les Passions de .J.S. Bach ou bien était chargée de corriger celles qui existaient déjà.
Durant la guerre, Jean Herbert officier de réserve dans le sud de la France, continuait les traductions mais les courriers avec l'Inde et donc son Maître, Shrî Aurobindo, étaient interrompus. Mâ fut le relais. Et c'est ainsi qu'elle reçut en manuscrit le livre peut-être le plus admirable du Maître, sous son titre véritable : The Secret of the Veda (Le Secret du Veda). Elle avait lu déjà Jnâna-Yoga de Swâmi Vivekânanda, qui fut pour elle une révélation décisive.
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La piété de sa famille, la fréquentation régulière du culte, sa participation active à l'Ecole du dimanche dès l'âge de quatorze ans, où elle instruisait des petits mais à l'occasion des grands aussi, l'avaient rendue familière à la pensée de Dieu qui fut toujours pour elle une Evidence Naturelle, comme la respiration vraie et profonde de la vie.
Depuis l'âge de douze ans, Mâ lisait sa Bible de part en part. Plus tard elle étudia Platon, Descartes, Schopenhauer, Nietzsche, Spinoza et d'autres philosophes. Elle regrettait en silence la médiocrité de l'adoration, durant les services religieux, et ressentait profondément l'immensité du Seigneur, du Christ, qui n'apparaissait pas ou presque dans les homélies. Elle notait parfois ses remarques pour elle-même, dès l'âge de quinze seize ans. Mais elle n'en parlait jamais.
Au catéchisme, de l'âge de quatorze à seize ans, son pasteur, un homme fin et cultivé, devina bien qu'il se passait en elle beaucoup de choses intenses et l'invita à lui en parler si elle le désirait, mais elle ne le fit pas. Dans ce domaine, plus tard, son seul confident fut le philosophe vaudois Louis Meylan, directeur du gymnase qu'elle fréquentait, et qui devint pour elle un ami, presqu'un père remplaçant celui qu'elle avait perdu. Il lisait les traductions de Jean Herbert et s'en émerveillait. Elle en parlait un peu avec lui, puis aussi avec le sociologue sourd de Genève, Adolphe Ferrière, et Charles Baudouin, le psychagogue français et poète, traducteur remarquable du Prométhée de Carl Spitteler, le célèbre écrivain bâlois qui disait : « Lorsque je lis un vers à un professeur de langue allemande accompagné de sa petite fille de quatre ans, c'est la petite fille qui conprend ! »
Louis Meylan avait confié à la mère de Mâ, venue le trouver à cause des problèmes de santé de sa fille, décidément très fréquents et nécessitant des dispenses importantes dans les branches secondaires du programme : « Votre fille possède une maturité d'âme et de pensée qui l'isole dans la classe, éprouvant beaucoup aussi son organisme. »
Mâ était gaie, pleine de vie mais aussi secrète, silencieuse et physiquement très fragile. Ses camarades d'études avaient souvent peine à la comprendre. Elles la raillaient un peu pour sa nature " mystique" et l'appelaient "cosmopolite''. Mais toutes venaient à elle spontanément, dans les difficultés scolaires ou plus intimes. D 'une certaine façon, elle était "Mâ" déjà, effectivement, sans le savoir. Au foyer, elle étaient l'aînée de tous, bien que la plus jeune en âge.
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Le Mariage
En 1945, bachelière ès-lettres latin-grec et cantatrice, auteur déjà de nombreux poèmes, elle épouse le jeune Docteur Anselme Genton et tous deux partent en Valais, dans le Val d'Anniviers, lui comme médecin de Caisse-maladie, elle comme son aide et la pharmacienne de Vissoie. Chef-lieu de la Vallée. lls s'étaient connus durant la guerre, dans un petit groupe d'amis auquel Mâ lisait et expliquait la Bhagavad Gîtâ traduite et commentée par Shrî Aurobindo, dans la version française de Jean Herbert. lls vécurent trois ans à Vissoie. Trois années dures, mais belles, auprès d'une population racée, attachante, difficile, dont ils surent conquérir l'affection, qui dure encore. En 1946 leur naissait un fils, Amédée, un bel enfant blond aux yeux très bleus, qui sera un chirurgien de valeur. La santé de Mâ s'altérait. Peut-être l'air trop rude de la montagne y contribuait-il. Le travail incessant, de jour et de nuit bien souvent, le bébé, une infection grave survenue aussi. Le point faible de l'organisme, la digestion, ne supportait presque plus rien et les forces diminuaient.
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Shrî Aurobindo
C'est alors, en décembre 1947, que Mâ, dans un malaise croissant de l'âme, écrivit à Shrî Aurobindo afin de lui demander très brièvement et simplement de l'accepter pour disciple, de loin. The Secret of the Veda répondait trop visiblement au penchant le plus profond de sa nature, à sa nostalgie essentielle. Cela, elle le savait. Et le caractère-même du Yoga lntégral de Shrî Aurobindo, pudique, patient et mesuré, ne négligeant aucune parcelle de l'incarnation dans sa transfiguration minutieuse et divine, n'en forçant pas non plus l'ordonnance première, ne dénaturant aucun élément de la vie sous prétexte de l'épanouir dans sa Réalité absolue, respectant le rythme des êtres et le rythme des sphères, correspondait trop bien à sa propre démarche déjà ancienne, congénitale peut-être. Son intuition du "Maître" était la bonne, sans aucune contradiction avec le Christ qu'elle aimait depuis l'enfance, identique à Dieu, Un avec Lui.
Tout serait simple, naturel, progressif selon la Lumière croissante du Veda, qui veut dire Connaissance de l’Esprit, équilibré dans les données de l'existence sans agitation ni déplacement : au fond de soi, dans l'insondable rayonnement de l'âme. Elle le savait, conforme à la maturation globale des jours et des années, dont aucune exigence ne devait être oubliée. L'œuvre calme et sûre d'une intelligence de plus en plus divine jaillissant des événements eux1nêmes vécus, compris puis dépassés, " dans un écoulement ininterrompu de force d'âme " · (Aperçus et Pensées de Shrî Aurobindo, déjà lus à l'époque.)
Peu de jours après, trop peu pour que la lettre ait pu parvenir entre les mains du Maître, Mâ reçut sa réponse sous la forme d'un songe. Elle ne rêve pour ainsi dire jamais. Et quand ceci lui arrive, c'est toujours avec une grande précision éclairante, comme un chemin net et sûr désigné sans cloute possible. Elle s'en souvient et Je rêve se vérifie de lui-même dans la vie, rapidement, ou bien très longtemps après, des années plus tard, quelquefois. De manière évidente, il fut un message. Et Mâ sait attendre.
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C’était au mois de décembre 1947 à Vissoie, dans le beau Val d'Anniviers. Le mari de Mâ était en tournée dans les villages. Il faisait beau, le soleil brillait intensément sous un ciel bleu très pur, comme c'est souvent le cas dans les montagnes à cette époque-là. Il était environ deux heures de l'après-midi. Ayant achevé les travaux du ménage, Mâ se reposait sur le balcon, sur une chaise-longue. Elle s'endormit et, soudain, elle se trouva devant l'entrée de l'ashram de Pondichéry qu'elle ne connaissait pas du tout. Une grande grille fermée et, dans une cour, des disciples se promenant en devisant ou en silence. Mâ demanda la permission mission d'entrer, qu'on lui refusa. Elle insista, disant : «Allez chercher le Maître lui-même, il m'accueillera ! " A ce moment, sur le seuil d'une salle, Shrî Aurobindo parut. C'était seulement une stature d'homme enveloppée d'un long drap blanc et presque sans visage. li s'avança, ouvrit la grille de fer largement et prononça un seul mot : Entre ! Ce fut tout. Mâ s'éveilla. Le soleil avait baissé. Elle ne pensa rien, se leva, rangea la chaise et la couverture. Puis elle reprit sa tâche dans la maison, attendant que vienne l'heure où le songe dévoilerait son authenticité.
Noël était proche, le premier Noël avec un petit garçon de presque deux ans. A partir de là, la santé de Mâ déclina de façon inquiétante. Elle ne tolérait presque plus aucun aliment et sa fatigue était profonde. Son mari décida de l'envoyer en consultation à Genève, chez un collègue dont il estimait la compétence.
Mâ partit quelques jours, logeant dans un petit hôtel. Alors, vint la première "Vision divine". Devant se rendre à jeun, tôt le matin, chez le médecin en vue d'analyses médicales, elle dut faire le trajet à pied. La ville dormait sous un manteau de neige qui paralysa it tout le trafic, et de gros flocons serrés comme un épais rideau continuaient à tomber. Elle fit donc le chemin de l'hôtel à l'hôpital, dans un Silence immaculé, presque seule sur la route, se souvenant du bref message reçu de Pondichéry, tout juste avant son départ : « en avant, toujours en avant. Au bout du tunnel, il y a la Lumière. Au bout du combat, il y a la Victoire. Shrî Aurobindo » Message impersonnel, adressé au près et au loin à tous les disciples. L'écriture et la signature étaient du Maître, mais photocopiées à des centaines, peut-être des milliers d'exemplaires. Tout au commencement de sa sâdhanâ, Mâ le reçut comme une parole adressée à clic personnellement et se le répétait sans chercher à en comprendre davantage. Un lien s'était noué entre le Maitre et elle, ténu, fragile, immatériel, qui ne se déferait plus.
II était encore trop tôt pour le rendez-vous convenu. Elle décida donc d'entrer dans l'église de Notre-Dame toute proche. Elle en poussa la lourde porte : la nef profonde était vide, presque dans la nuit. Personne. Elle s'assit au second banc, sur la gauche, au pied d'une statue de marbre blanc représentant une religieuse debout sur une guirlande de roses avec ces mots : "Sainte Thérèse de !'Enfant Jésus". Mâ s'agenouilla, leva les yeux vers le visage de marbre et murmura plusieurs fois la même prière qu'elle se répétait sans cesse depuis longtemps : « Que ta volonté soit faite, Seigneur, et non la mienne. Que ta volonté soit faite, Seigneur, et non la mienne. » Son âme souffrait. Une insatisfaction, une interrogation secrètes mais inavouées l'habitaient. Soudain, une lumière blanche, éclatante éclaira l'angle où elle se trouvait. Le visage glacé se mit à vivre. li se crispa et s'immobilisa dans une souffrance intense qui dura quelques secondes. Puis il se détendit. On eût dit que les yeux s'ouvraient vers le haut et que le regard se perdait dans la douceur et dans la paix d'une aube infinie. Par deux fois, il retrouva sa douleur indicible pour renaître ensuite à la sérénité limpide et heureuse d'une insondable contemplation céleste. Mâ l'observait, sans souffle. Enfin, elle demanda : " Qui est ce visage ? " Et la réponse vint, du fond du Silence éclatant qui l'enveloppait toute : " Tu es ce visage ! " La Douleur et l'Eveil dans la Splendeur d'une Aurore éternelle et sereine. Puis vint la révélation, nette et simple : « Je suis le Christ. Va jusqu'au bout de ton expérience hindoue. Ensuite, tu me reviendras. Ton rôle est d'unir l'Orient et l'Occident. »
En se retirant du sanctuaire, Mâ se souvint du conseil que Swâmi Vivekânanda donnait à ses disciples : « Discriminez, discriminez toujours ! » Elle observa donc et se demanda si la clarté si vive qu'elle avait vue et dont elle s'était sentie étreinte avait pu être provoquée par une trouée subite dans ce ciel d'hiver chargé de neige. li était près de huit heures du matin et il faisait encore nuit. Les épais flocons tombaient toujours, semblables à un voile à peine translucide. La couche de neige s'était encore élevée par terre. Et les rares voitures qui circulaient menaient leurs phares. Non ! l'éclaircie ne venait pas du temps. Elle était bien celle de l'âme que son rayonnement essentiel submerge tout à coup comme une flamme brillante qui "brûle mais ne consume point"
Chez le docteur, Mâ dit simplement : « Je pense que vous ne trouverez rien. » Mais ce dernier n'en fut guère persuadé, et il répliqua : « Un peu d'anémie, tout de même ! » De retour à Vissoie, Mâ reprit ses occupations au tant que sa faiblesse le lui permettait. Elle ne dit pas un mot de ce qu'elle avait vécu à Genève ; ceci restait gravé dans son cœur, paisiblement. Elle n'y pensait pas, ne se posait pas de questions, ne s'attribuait surtout nulle influence particulière dans le monde. La Vision et la Parole qui l'accompagnait lui demeuraient mystérieuses. Elle n'y touchait pas, elle ne savait rien, mais elle vivait le pas à pas d'une croissance intime, humblement, comme on gravit une montagne, en ignorant quelles en seront la difficulté, la splendeur, quel aussi en serait le Sommet.
Les résultats des analyses arrivèrent lis étaient bien mauvais. Une infection importante semblait miner l'organisme et de nombreuses déficiences rendaient le cas sérieux. D'autres examens suivirent et le médecin conclut : " Madame, vous n'avez rien. Mais votre état général est tel que si un mauvais microbe vous atteint, vous serez sans défense contre lui. » Et il ordonna deux mois de repos complet, « dans un lieu qui vous plaise et où vous vous sentirez bien psychiquement aussi ». Mâ écouta. Au fond d'elle-même, son cœur sourit et comprit : le Maître lui donnait deux mois d'isolement et de répit, afin d'asseoir fermement les bases de la sâdhanâ (discipline spirituelle) qui l'attendait.
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Les Aphorismes de Patanjali
Deux Mois ! Il fallut placer l'enfant, assurer l'aide nécessaire à son mari qui allait rester seul à Vissoie. Elle choisit pour elle-même Corbeyrier-sur-Aigle, un petit village montagnard à 1 000 m d'altitude, au pied des Diablerets et en face des Dents du Midi. Ce serait à mi-chemin entre son fils mis à Lausanne et son mari resté à Vissoie, dans la modeste pension où ils avaient passé quelques jours après leur mariage. Elle s'y rendit au début du mois d'avril 1948, avec pour seul bagage d'étude: le Râja-Yoga de Swâmi Vivekânanda, où le grand disciple de Shri Râmakrishna expliquait les Aphorismes de Patanjali, la Voie royale de la Connaissance intérieure. Dès le premier matin de son séjour, réveillée à quatre heures, dans le silence encore total de la nuit, elle conçut son premier mantra en sanskrit, langue qu'elle ignorait, en comprit le sens et l'intonation, le répéta plusieurs fois, puis entra dans une méditation lumineuse et profonde qui dura plus de quatre heures. En se levant, en s'habillant, en déjeunant, elle était sans cesse habitée par le mantra et l'écoutait au fond d'elle-même sans autre effort que de le répéter ou simplement de s'en souvenir. Le mental n'avait nulle part à ce travail. Le cœur chantait, l'âme rayonnait et l'Esprit donnait Sa Clarté aux syllabes, aux mots radieux comme des joyaux immatériels. Mâ se promenait en chantant Dieu, elle mangeait en chantant Dieu, voyait Krishna en ceux qu'elle rencontrait et se couchait remplie d'une contemplation inexprimable. Elle ne sut que plus tard, que seize heures de méditation par jour était le temps imposé aux aspirants du Râja-Yoga.
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Durant les deux mois que dura son séjour, elle médita seize heures par jour, spontanément, guidée mystérieusement par le Maitre qui l'éveillait à chaque aube avec un nouveau mantra et lui donnait la force de l'incarner jusqu'à la nuit. Il lui apparaissait souvent, presque sans visage. Elle voyait ses yeux intenses et entre eux l'ovale blanc, laiteux, élancé de la Mère qui l'éclairaient et la guidaient. Ils se montraient aussi lorsqu'il fallait interrompre un effort, se reposer pour oublier, rendre à Dieu tout l'acquis, afin de pouvoir affronter un palier nouveau avec une attention vierge et un élan pur de tout résidu. Cet oubli mystique, ce détachement de Dieu Lui-même au fond de soi est l'une des règles de l'Esprit que l'on connaît le moins. Et de graves erreurs sont dues à celte négligence. « II faut être libre de tout » affirmait Saint Jean de la Croix, même de l'Oraison . .. « Neuve et toujous jeune » disent les Vedas de la Mère divine, qui est en l'homme le chemin de l'Accomplissement parfait.
Mahâsarasvatî fut l'lshta, la Mère qui la choisit pour Son enfant, l'Incarnation du Verbe qui est la Vérité du monde. Ceci dura deux mois, sans interruption. Mâ conquit la Vision bienheureuse du Purusha essentiel et plongea dans le samâdhi indifférencié plusieurs fois. Elle nota une partie de son existence mystique dans le Journal Spirituel. Et Shrî Aurobindo l'aimait. Elle le savait et elle savait aussi que désormais, de retour dans la plaine et la vie du monde, elle serait capable de poursuivre sa sâdhanâ. Elle en avait acquis les armes, celles d'Amrita données au fils de Kuntî, celles de l'immortalité.
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Partie au début d'avril, elle revint début juin au foyer. Sans aucun médicament pris, elle était guérie et les analyses du retour furent bonnes. Elle pouvait se concentrer n'importe quand, n'importe où, chez elle, la nuit, dans les trains, les magasins, dans les rues. Toujours maîtresse d'elle-même face à ceux qui l'entouraient sans se douter jamais du feu qui brûlait en clic, elle demeurait constamment attentive aux impulsions divines que lui donnait le Maître, obéissante aussi à ses refus, à tout ce qu'il interrompait en elle afin de garder son ascension pure des faux-pas inutiles. Elle avait alors atteint trente ans. Plus de vingt années durant, elle se tairait encore. Dieu Lui-même avait scellé sa bouche et maîtrisait ses gestes, ses regards qui ne trahissaient rien. Elle était pour tous l'épouse, la maman, la ménagère et la pharmacienne que chacun appréciait et dont la belle voix charmait les assemblées. Elle était Mâ, ce que nul ne savait encore. Et le nom qu'elle avait reçu du Maître dans le secret de la montagne était Sûryânanda lakshnmî, auquel s'ajoutera Mâ un peu plus tard : la Mère, Béatitude de la Lumière et Opulence divine.
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